« Elle est partie...» Toute la peine accumulée dans la nuit refit brusquement surface, tandis que les larmes lui montèrent aux yeux. Elle avait veillé toute la nuit à la fenêtre de sa chambre, dans l'espoir de voir le temps s'arrêter, de voir la voiture qui avait emmené sa mère revenir. Elle en sortirait avec son éternel sourire aux lèvres et une bouteille de lait à la main. Elle aurait fait mine de se fâcher de voir sa fille hors du lit à une heure si tardive. Puis elles se seraient posées sur le canapé et, lovées l'une contre l'autre, se seraient endormies. Mais le canapé était vide, froid, et Lùla inconsolable. « Quoi ? Comment ça? Qu'est ce que tu veux dire ? » La fillette détourna le regard vers la fenêtre, tentant désespérément de se raccrocher aux derniers souvenirs de sa mère. Mais déjà, ils s'effaçaient. La chevelure blonde cendrée sous le parapluie pourpre, le regard bleu azur cherchant un souvenir à emporter, l'ombre gracieuse de sa mère dansant à la lumière des lanternes suspendues de la véranda... tout ça c'était passé, c'était parti. Son père la serra légèrement contre lui, mort d'inquiétude. « Lùla, voyons, dis-moi... » Mais comment expliquer l'inexplicable ? comment parler d'un événement que, déjà, le cerveau de la filette s'empressait d'effacer ? La petite blonde avait l'impression que, si elle avait le malheur de raconter ce qu'elle avait vu, vécu, la dure réalité la percuterait de plein fouet, la détruirait. Les mots étaient trop durs, les mots étaient trop violents pour cette petite gosse de neuf ans. Neuf ans passés dans la peur, neuf ans dans ce détachement profond qu'elle avait hérité de son père – pour elle, la vie était bleue, heureuse et rieuse, une sorte d'utopie vivante qui lui arrachait constamment un sourire mièvre, le même que celui de sa mère. « Lùla, tu m'inquiètes tu sais ? Explique-moi donc. Qui est parti ? » Un énième sanglot déchira le silence et calme plats de la petite maison perdue au fond des bois. Pourquoi, avait-elle envie de crier au monde, pourquoi ? Elle qui avait toujours croqué la vie à pleines dents, malgré ses bizarreries, malgré les moqueries des autres, elle qui avait été si gentille... pourquoi la vie était donc si dure, si cruelle ? Ne pourrait-elle pas se concentrer sur d'autres, tourmenter de pauvres âmes méchantes et abjectes ? Lùla n'avait rien fait : elle n'avait que neuf ans, après tout...

Comme à son habitude, Lulà était perchée sur le rebord de la fenêtre. Son menton reposait sur ses genoux, que ses bras entouraient fièvreusement, empêchant le corps de tomber dans une léthargie froide et profonde. Le regard de la jeune femme, rêveur, espionnait les arbres, s'accrochait aux branches et sautaient de feuilles en feuilles, de songes en songes. Prostrée ainsi, perdue dans ses pensées, elle ne vit pas le volatile approcher et, comme la coutume l'édictait, s'écraser pathétiquement contre la vitre. Il retomba mollement dans la gouttière, ayant arraché le sursaut de sa vie à la blonde qui, déjà, s'inquiétait du sort de cette pauvre chouette. Très vite, après s'être remis les idées bien en place, Lùla ouvrit la fenêtre et se saisit de l'oiseau avec mille précautions, semblant aveugle à la lettre qui était accrochée d'un ruban rouge à sa patte. Avec des petits « ooooh » attendris, l'adolescente s'assit à son bureau et posa l'étrange specimen sur la tablette, défaisant délicatement le noeud. La lettre qui y était liée lui était adressée, à elle, Lùla Tatwell. Une missive envoyée par hibou. Celui-ci, d'ailleurs, laissa échapper un petit son plaintif, comme un gémissement animal. Oubliant brièvement l'étrange lettre, la blonde, alors âgée de quatorze ans, s'occupa du mieux qu'elle put du commis, avant d'enfin se pencher sur le cas du bout de parchemin, entravé d'encre et d'un sceau incompréhensible. Ses yeux intelligents parcoururent les mots et, très vite, sa bouche forma un grand O incompréhensif. « Chérie ? Tu descends manger ? » Piet réitéra ses appels, depuis la cuisine, ayant sans doute cuisiné une énième spécialité suédoise certainement dégoûtante. Finalement, l'homme monta dans la chambre de sa fille, la prunelle de ses yeux, pour la retrouver là, tremblante et surprise, un hibou voletant impatiemment autour d'elle. « Qu'as-tu, ma chérie ? » « Je... je... tu avais raison ! » s'exclama-t-elle. Il fronça les sourcils. Le départ de sa femme ne lui avait pas réussi, éclaircissant ses cheveux bruns de larges mèches grises, les ridules de soleil désormais remplacées par des rides soucieuses. Pourtant, au fin fond de ce regard bleu ciel, pétillait encore cette sournoiserie, cette malice que même le temps ne saurait éteindre. « La magie existe, papa. »