« Stewart, Ken-Austin ! » Un murmure amusé s'éleva des tables, commentant sans doute son prénom... particulier, pour ainsi dire. Le jeune homme prit son courage à deux mains et gravit les quelques marches qui le séparaient du tabouret. L'anxiété lui nouait l'estomac, mais Ken serra la mâchoire et dissimula ses mains qui tremblaient. Il devait paraître assuré, ne pas passer pour un faible. « SERPENTARD ! » clama le Choixpeau magique, après deux petites secondes de réflexion. Les applaudissements qui retentirent, en majorité du côté droit, provoquèrent en lui comme une décharge, et il s'élança avec assurance vers sa nouvelle maison. Ses camarades l'accueillirent par des tapes dans le dos et des sourires, qu'il leur rendit. Il observa la fin de la répartition d'un œil distrait, s'efforçant de mémoriser les noms des élèves de sa maison.
Et quand le banquet commença, Ken sut qu'il serait bien à Poudlard. L'appétit retrouvé, il discuta avec ses voisins, chacun racontant ses expériences personnelles. La soirée défila rapidement et lorsque le Directeur les congédia, Ken n'éprouvait que de l'impatience quant au futur dans le château.



Ses quatre premières années se déroulèrent sans incident majeur. Il prit rapidement goût à la vie en communauté dans l'école de sorcellerie et se lança corps et âme dans l'apprentissage de la magie, cet art qui l'avait toujours fasciné. Il emmagasinait autant de connaissances qu'il pouvait, passait des soirées entières à la bibliothèque, allant jusqu'à douter de sa place chez les verts. Dans ces moments-là, il se rappelait les caractéristiques d'un Serpentard. Détermination. Ses efforts payeraient ; un jour, il occuperait une place dans la société sorcière. Le travail qu'il fournissait lui permettrait probablement d'obtenir des notes désirables et lui ouvrirait les portes du Ministère de la Magie. Gravir les échelons ne serait plus qu'une simple formalité. Ambition.
D'un autre côté, il tâcha de profiter comme il se doit de ces années bénites, où l'on passe les dérapages des élèves, mis sur le compte de leur jeunesse. Ses bons résultats faisaient de lui un élève apprécié des professeurs, de ce fait, il évita un certain nombre de punitions qu'il aurait amplement mérité de recevoir. Ruse. Enfreindre les règles aiguise les sens, l'adrénaline accroît la réflexion. La malignité qualificative des Serpentards jouaient en leur faveur lors des sorties tardives et des blagues aux répercussions imprévues.
En quatre ans, il avait progressivement pris confiance en lui, et bien qu'il fasse preuve de retenue avec les étrangers, il s'était révélé tel qu'il était vraiment à ses camarades quotidiens : un garçon souriant, toujours hilare, parfois trop bavard, et dont il était facile d'être ami. Sans compter la réputation de "beau garçon" qu'il s'était forgée. Il n'était pas réellement plus beau qu'un autre, mais son prénom, qui avait suffi à lancer la rumeur d'un futur briseur de couples dès son arrivée à Poudlard, associé à son expression mystérieuse au sourire charmeur, l'avaient rendu désirable. Bien évidemment, il ne s'en était pas privé, mais avait néanmoins passé plus de temps seul qu'à deux, ne restant jamais bien longtemps avec ses petites-amies, pour qu'il n'éprouvait jamais de réel amour.
Sa scolarité était source de plaisirs, et aurait bien pu continuée ainsi, si les flashs n'étaient pas venus le bouleverser.



La porte de la salle de classe claqua, émettant un son déplacé dans le silence nocturne, et Ken s'assit à la table la plus proche, s'efforçant d'apaiser la hargne qui faisait se contracter les muscles de ses mains sur son parchemin. Une expiration. Il était rare qu'il perde son sang-froid, mais les cris de ses camarades dans la salle commune avaient fini par atteindre ses nerfs, déjà à vifs à l'idée d'être en retard dans ses devoirs de métamorphose. Après une bordée d'injures, qui n'avaient pas suffi à faire taire les Serpentards, il s'était aventuré dans le château, à la seule lueur de sa baguette magique, à la recherche d'une pièce suffisant éloignée des sièges des différentes maisons pour finir son devoir en paix. Il lissa le parchemin, mais l'on pouvait encore voir la pression qu'avaient exercé ses doigts sur le papier. Il trempa précautionneusement sa plume dans l'encrier et l'approcha de son devoir.

Tu t'es vu. Toi, avec dix ans de moins. Une raie impeccable séparait tes cheveux et ta manière de tenir droit te donnait un air ridiculement hautain. Le temps était gris, annonçant un orage imminent, si bien que la vision semblait tirée d'un vieux film.

Ken écarquilla les yeux et ses pupilles se dilatèrent un instant. Une goutte d'encre s'échappa du bout de la plume, et imprégna le parchemin vierge. Il ne faisait plus un geste, réfléchissait à toute vitesse. Et dans sa tête, trois mots, qui revenaient comme un refrain. Benjamin Isaac Hadeway. Des bribes de conversations volées lui revinrent à l'esprit. Les rumeurs, ces bruits de couloirs qui murmuraient que certains élèves avaient des flashs sur leur vie antérieure, seraient-elles fondées ?



« Ken, c'est quoi ton problème ? On allait toujours petit-déjeuner ensemble avant. Tu m'attendais. » Le jeune homme enfourna ses œufs brouillés, les mâcha consciencieusement et daigna enfin lever la tête vers sa meilleure amie. Elle réprima un sourire moqueur, ce qui n'échappa pas à Ken. Elle avait dû s'apercevoir de l'état de fatigue dans lequel se trouvait le jeune homme -des cernes bien marquées assombrissaient ses yeux marron. « Écoutes, je... je suis fatigué, en ce moment.. Mais ça va bien, ne te fais pas de soucis. Tu sais, les cours, les BUSE, tout ça... » « Te fatigue pas plus alors. Je pensais qu'on pouvait tout se dire. Tu le sais ça ? Tu sais qu'on peut tout se dire, hein ? » lui répliqua-t-elle, sa voix se brisant. Devant son mutisme, elle s'assit à ses côtés et sa main caressa le haut du dos de Ken, comme pour le réconforter. « Parle-moi Ken. Rappelle-toi le jour où on s'est promis d'être toujours là l'un pour l'autre. Ouais, c'est vrai, ça date, mais c'était pas rien. Ça compte. Dis-moi ce qui ne va pas. »

Si elle avait su que toi aussi tu avais des flashs. Qu'ils te laissaient pantelant. Qu'ils te brisaient, comme après un passage à tabac. Qu'ils te faisaient douter de tout ; de tes croyances, de tes envies, de tes joies, de tes aspirations. Que tu en ressortais à chaque fois un peu plus écorché vif.

Qu'ils t'effrayaient.

Et tu ne pouvais pas lui dire ce que tu avais appris. Qui tu avais été. Benjamin te ressemblait tellement. Physiquement, évidemment, vous étiez identiques. Mais moralement aussi, vous étiez très proches. Il avait cette même ambition, cette envie de réussir ; il se levait aussi aux aurores et accumulait le savoir.
Mais lui avait choisi de trahir Poudlard, quand la guerre avait vu le jour. Il s'était enfuit, avait rejoint Durmstrang et leur avait livré des informations. Benjamin avait été partisan des crimes affreux commis pendant l'horrible affrontement.
Et toi, qui avait toujours aspiré à réussir, dans le seul but de servir la société sorcière, tu te retrouvais seul, te questionnant sur tes réelles motivations. Tu avais pris conscience que Benjamin était une partie de toi. Ton passé, la même âme, à une autre époque. Et si tu étais comme lui ? Si ce trait de caractère qui symbolisait ta ténacité te rendait mauvais, que ferais-tu ?
Tes pensées étaient déjà bien assez tourmentées, et tu avais pourtant eu le malheur d'avoir cette vision, qui t'avait chamboulé un peu plus. Tu avais vu cette fille, que tu étais certain d'avoir déjà croisée dans les couloirs de l'école, mais à qui tu n'avais jamais réellement prêté attention. Aujourd'hui, elle t'obsédait. Tu savais que Benjamin l'avait aimé, profondément, irrémédiablement, et tu avais senti cette amour qu'il lui portait. Désormais, il était aussi tien, et la jolie fille ne sortait plus de ton esprit.

Oui, tu es enlisé dans quelque chose de bien plus grand que toi, mon pauvre Ken-Austin, mais les destins sont toujours beaucoup plus drôles ainsi.